La construction des barrages sur la Rio Madeira peut sembler un gage de croissance économique pour certaines élites mais cela représente clairement un bouleversement majeur des points de vue écologique, économique et social pour des milliers de riverains, principalement des indigènes.
Blairo Maggi est le plus gros producteur de soya du Brésil. Qu'il y ait un lien ou pas, Maggi est également gouverneur de l'état du Matto Grosso. Dans ses rêves les plus fous, il n'aurait même pas osé s'imaginer la mise en place d'un réseau d'infrastructures comme le prévoit l'IIRSA. Depuis le début de la construction du Complexe Madeira, il est convaincu qu'une ère nouvelle s'ouvre pour son entreprise et que les marchés mondiaux sont résolument à sa portée.
Ces deux brefs portraits présentent un gagnant et un perdant, deux faces d'une même médaille, illustrant une situation tristement sud-américaine, sempiternel clash entre deux modes de vie, entre deux modèles de développement. Et, par une fatalité toute aussi typiquement sud-américaine, le perdant est encore une fois dans le camp des indigènes...
Le complexe Madeira et l'IIRSA
Le complexe de la Rio Madeira est un mégaprojet prévu en territoires brésilien, bolivien et péruvien. Se déroulant sur plusieurs années, il comprend la construction de quatre centrales hydroélectriques, dont deux en territoire brésilien près de Porto Velho, une autre sur la frontière entre le Brésil et la Bolivie, et une quatrième, sur le fleuve Beni en territoire bolivien. De plus, le projet prévoit la mise en place d'un système de transport fluvial, desservant principalement les industries agroalimentaires, minières et forestières..
On ne peut pas comprendre la projet Madeira sans l'aborder comme composante de l'IIRSA (Integrated Regional Infrastructure for South America).
L'IIRSA comprend plus de 500 projets du type du complexe Madeira et vise essentiellement à développer, dans un contexte d’intégration à l'économie mondiale, les capacités de transport de matériel, de production et de transport d'énergie ainsi que les infrastructures de télécommunications répondant aux besoins économiques des 10 prochaines années.
En fait, les objectifs liés à la mise en place de l'IIRSA sont clairs:
- supporter l'intégration des marchés afin de favoriser l'échange commercial interrégional;
- mettre en place de nouvelles chaînes de production afin d'être plus compétitif au niveau des marchés mondiaux;
- réduire le "coût sud-américain" par l'entremise d'une nouvelle plate-forme logistique (production, transport, etc.) intégrée à l'économie globale.
L'IIRSA touche 12 pays sud-américains et préconise la mise en place de 12 axes de développement et d'intégration, dont l'axe d'Amazone Sud (Southern Amazon axis) qui unit le Brésil, le Pérou et la Bolivie.
Dans une perspective strictement commerciale, car c'est bien de cela dont il est question ici, la mise en place d'axes d'intégration présuppose de "corriger" les barrières et obstacles imposés par la nature afin d'accélérer la cadence de transport et d'échanges, et d'en réduire grandement les coûts. En ce sens, l'axe Brésil-Pérou-Bolivie préside essentiellement à la mise en place d'une voie de transport afin d'acheminer les produits vers les ports du Pacifique sans devoir remonter vers le Nord.
Dans ce contexte plus global, le but du projet Madeira est de mettre en place un corridor majeur de production et de distribution d'énergie (hydroélectrique) et de transport de matériel, principalement au service de l'industrie agroalimentaire brésilienne, le tout dans une perspective d'intégration continentale pour fins d'accès aux marchés mondiaux.
L'importance du fleuve Madeira
Le fleuve Rio Madeira, le deuxième en importance en Amazonie, est considéré comme un joyau de biodiversité, avec plus de 750 espèces de poissons, plus de 800 espèces d'oiseaux et un nombre important d’autres espèces animales. Son écosystème est de type tropical et son étendue couvre 1,5 millions de kilomètres carrés allant du Pérou, en passant par la Bolivie, jusqu'au Brésil, soit le quart de l'Amazonie.Sa source provient de trois fleuves et origine des hautes plaines des Andes. Le Rio Madeira est un affluent majeur du fleuve Amazone.
Plusieurs peuples indigènes vivent sur les rives du Rio Madeira, notamment les Karitiana, les Karipuna, les Oro Wari, les Oro Bom, les Cassupa, les Salamai et les Uru-eu-Wau Wau qui y tirent les ressources pour leurs subsistances et pépertuent un mode de vie ancestral et en parfaite harmonie avec la nature.
Ces peuples sont de grands pêcheurs et certains d’entres eux pratiquent le commerce afin de nourrir les habitants de Porto Velho qui, selon la FEPERO (Fédération des pêcheurs de la Rondônia) consomment de 5 à 6 tonnes de poissons par jour.
Les centrales hydroélectriques
Le projet du complexe de la Rio Madeira prévoit la construction de quatre centrales hydroélectriques:
- Santo Antonio et Jirau, dans l'état du Rondônia au Brésil
- entre Abuna au Brésil et Guayaramerin en Bolivie
- à Cachuela Esperanza sur le fleuve Beni (un des affluents du Rio Madeira)
Les deux centrales brésiliennes vont produire à terme 6450 mégawatts (à titre de comparaison, le complexe de La Grande comprenant les barrages 1, 2A, 3 et 4 produisent près de 9000 mégawatts), ce qui correspond à 8% de la demande brésilienne. C'est la moitié de ce que produit l'actuelle centrale Itaipu (dans l'état de Parana au Brésil), qui est la plus grosse centrale hydroélectrique au monde.
Quant à elle, la production de la centrale bolivienne sera équivalente à 4 à 5 fois la demande intérieure du pays ce qui laisse présager sa vocation fortement exportatrice.
En date d’août 2009, les travaux ont été amorcés pour 2 des 4 barrages, soient ceux de Santo Antonio et Jirau.
Ils sont exécutés dans un cas par un consortium mené par les firmes brésiliennes Furnas et Odebrecht et dans l’autre par le Consortium de l’énergie durable du Brésil, dirigé par la française Suez.
Les impacts sociaux et environnementaux
Les impacts environnementaux liés au projet Madeira vont s'étendre sur une superficie de plus d'un million de kilomètres carrés (l'équivalent de la superficie de l'Ontario!). Les écosystèmes de la forêt amazonienne tant au Pérou, qu'au Brésil et en Bolivie vont être touchés par les inondations, la déforestation, une réduction des stocks de poissons et un dérèglement (upsetting) des cycles maritimes et des dépôts calcaires. Ainsi, la mise en péril de plusieurs espèces animales propres à la région en résultera.
Des zones inondées, littéralement des lacs artificiels, seront créées derrière les barrages de Santo Antonio et Jirau; des villages comme Jaci et Mutun (dans le Parana) vont être complètement engloutis.
Sur le plan social, un projet comme celui de la Madeira provoquera (et provoque déjà) un influx de gens à la recherche d'emplois. Ainsi, mille nouveaux habitants par semaine arrivent à Porto Velho et mettent sous tension les infrastructures sanitaires et les services sociaux qui sont déjà dans un état précaire. À cet influx, devront s'ajouter des milliers de riverains, provenant de communautés indigènes, habitants de zones inondées qui trouveront refugeaux confins de la ville.
Le cas du village de Teotônio est typique. Teotônio est situé sur le bord du Rio Madeira, près d'une série de rapides, ou frayent diverses espèces de poissons qui procurent aux villageois, des Oro Wari, une sécurité alimentaire et un des piliers d'un mode de vie ancestral. L'inondation d'une zone englobant le village détruira non seulement un tissu social issu d'un mode de vie traditionnel, mais poussera à l'exil des centaines d'indigènes qui viendront faire gonfler le nombre de réfugiés économiques.
Les évènements et les protestations
En septembre 2006, des audiences publiques sont tenues par l'IBAMA (qui est l'équivalent brésilien du BAPE au Québec) pour les barrages de Santo Antonio et Jirau. En parallèle, plusieurs manifestations ont lieu tant au Brésil qu'en Bolivie.
En mars 2007, l'IBAMA refuse le permis “environnement” permettant au projet d'aller en appel d'offres. Dans son rapport, on y relate notamment la fragilité des mécanismes et des propositions de mesures d'atténuation. On traite également de zones touchées qui ne sont pas couvertes par l'étude, et l'absence de définition de l'ampleur des différents impacts et l'absence de mesures d'atténuation, l'équipe technique de l'IBAMA a conclu qu'elle ne pouvait pas assurer la faisabilité environnementale de l'utilisation de la centrale hydroélectrique de Santo Antonio et Jirau, recommandant la mise en œuvre d'une nouvelle étude d'impact environnemental d'une portée plus large, aussi bien dans le pays et dans les zones frontalières.
En juillet 2007, l'IBAMA, ayant à sa tête un tout nouveau bureau de direction, approuve conditionnellement la construction des barrages de Santo Antonio et Jirau, et ce, malgré les manifestations, déclarations, demandes et pressions, notamment de la Bolivie par l'entremise de son Ministère des Affaires étrangères au gouvernement brésilien et d'organisations locales au Brésil.
En janvier 2008, le résultat officiel de l'appel d'offres pour le Santo Antônio de barrage résulte en l'adjudication du contrat de construction au consortium mené par Furnas (39%) et Odebrecht (18,6%) .
En Mai 2008, le Consortium de l'énergie durable du Brésil (CEBS), dirigé par le groupe français Suez, remporte l'appel d'offres pour la construction et l'exploitation de la centrale hydroélectrique de 3,3 GW Jirau.
En juin 2009, des poursuites au civil ont été enregistrées contre l'IBAMA alléguant que l'institution a omis des faits importants lors de l'adjudication du permis de construction des deux premiers barrages (Santo Antonio et Jirau) sur le Rio Madeira.
D'une part, trois ONG (Amigos da Terra Amazonia Brasileira, Kanindé Defence Association et Coordination of Brazilian Amazon indigenous organisations) estiment que la position de l'IBAMA va à l'encontre de celles de ses propres experts et demandent rien de moins que la suspension des travaux.
Par ailleurs, des prosécuteurs de l'état du Rondônia poursuivent le président de l'IBAMA, M. Roberto Messias Franco, alléguant que la décision de l'IBAMA va à l'encontre des lois environnementales en vigueur. Ils estiment de plus que l'IBAMA ne fait aucunement mention de mesures visant à atténuer les impacts sur les cycles reproductifs migratoires des poissons du Madeira.
Le point de vue Bolivien
La Bolivie est le plus pauvre pays d'Amérique du Sud. Son économie est principalement basée sur l'exploitation de ses matières non-renouvelables qui sont considérables. Par exemple, la richesse de son sous-sol la place au 2ème rang au niveau du continent (derrière le Vénézuela) pour la quantité de gaz naturel qu'il recèle.
Cette situation place le pays en état de tension constante entre les tenants d'un modèle économique néo-libéral basé sur l'extraction et les promoteurs d'une économie plus diversifiée, plus durable et plus locale. Cet état de tension est amplifié si l'on tient compte des énormes besoins de financement résultant de mesures sociales mises de l'avant par le gouvernement d’Evo Morales.
Géographiquement, la Bolivie se trouve au coeur de plusieurs axes de développement et d'intégration planifiés par l'IIRSA. Toutefois, et c'est spécifiquement le cas pour le projet Madeira, le rapport de force entre la Bolivie et le Brésil tourne nettement à l'avantage de ce dernier, de telle sorte à ce qu'on a clairement l'impression de voir une souris dormir avec un éléphant. En effet, la Bolivie doit composer avec le fait que les sources de financement pour ses projets de développement proviennent principalement de la plus grande économie du contient, son voisin.
L'évolution de l'attitude du gouvernement d’Evo Morales face au projet Madeira illustre bien cet état de faiblesse. Lorsque le gouvernement brésilien annonça la mise en chantier du barrage de Santo Antonio, après que l'IBAMA l'eût autorisée, le gouvernement bolivien, par l'entremise de son ministre des affaires étrangères, attaqua immédiatement le projet en alléguant les torts environnementaux qu'il allait causer, notamment pour les communautés indigènes.
À la fin de 2007, suivant une visite éclair de Lula à La Paz, le gouvernement d’Evo Morales passa d'un mode de critique virulente à un état de résignation, voire d'acceptation tacite.
Deux raisons semblent expliquer ce changement de cap. D'une part, la Bolivie doit engendrer d'énormes revenus pour financer les programmes sociaux qu'elle a mis en place. Ces revenus provenant principalement des taxes perçues sur les ventes de gaz naturel, le principal acheteur se trouvant à être la brésilienne Petrobas. D'autre part, Evo Morales peut compter sur le soutien de Lula dans sa lutte aux mouvements autonomistes basés à Sucre et Santa Cruz. Sans doute estime-t-il qu'il serait hautement dommageable de perdre ou d'altérer ce soutien.
Le cas de la Bolivie illustre bien le fait que malgré la présence de gouvernements ouvertement de gauche, et qui plus est dans ce cas spécifique, fortement lié aux communautés indigènes, les aléas économiques et géo-politiques suffisent à baillonner toute vélléité contre les mégaprojets, comme le projet Madeira, pour lesquels les dommages environnementaux sont connus et documentés.
Le fait que la nouvelle constitution bolivienne, votée par le peuple bolivien au référendum d'août 2008, et stipulant que les communautés locales concernées doivent être consultées lors de mégaprojets, n'apparait que comme une vaine rhétorique qui est vulgairement baffouée par un agenda digne d'un rouleau compresseur néo-libéral.
Paradoxalement, Evo Morales, proclama dans l’Assemblée générale de l’ONU, la nécessité de respecter les droits de la planète, en célébrant, le 22 avril la Journée internationale de la Terre-Mère. Evo Morales a spécifiquement proclamé pour le respect de quatre droits: « le droit à la vie, humaine, animale et végétale; le droit à la régénération de la nature, qui doit fixer des limites au développement socioéconomique; le droit à une vie sans pollution; enfin le droit à la coexistence harmonieuse avec des millions d'autres espèces vivantes » (Communiqués de presse, ONU 2009).
Du caractère effectif d'un gouvernement de gauche
Ce n’est pas tant la mise en place d’infrastructures de production et de transport liées au complexe Madeira que la démesure, que l’implacable logique néo-libérale, qui préside l’ensemble de l’IIRSA qui est troublante.
Bien qu’on puisse y voir théoriquement des effets positifs pour une partie de la population, le projet recèle tout de même plusieurs inconséquences aux plans environnemental et humain, sans compter le lot de laissés-pour-compte qui sont, par fatalité plutôt que par hasard, des indigènes. Et ces dommages collatéraux ne peuvent pas être balayés sous le tapis.
Lorsqu’on considère le grand nombre de gouvernements soit disant de gauche qui sont impliqués, on frémit en se demandant ce que serait l’agenda si le Brésil et la Bolivie étaient gouvernés par des Alan Garcia.
Dans ce contexte, Blairo Maggi a toutes les raisons d’être optimiste et peut s’endormir le cœur léger.
Quant à Eleazar, il peut toujours se consoler en lisant Galeano : « Il existe une structure d’humiliations successives qui commence sur les marchés internationaux et dans les centres financiers et qui finit dans la maison de chaque citoyen». Il peut également se dire que le fils de son petit-fils ira sans doute trouver le bonheur dans un Costco. Comme quoi on n’arrête pas le progrès…
RÉFÉRENCES
Complexe Rio Madeira
Complejo hidroeléctrico del río Madeira (http://www.bicusa.org/es/Project.10138.aspx)
Integration and the environment on the Rio Madeira (https://nacla.org/node/5595)
Brazil dam concessions signed by President (http://www.rechargenews.com/regions/south_america/article173136.ece)
Environemental lawsuits filled against Amazon dam projects (http://www.rechargenews.com/business_area/politics/article182836.ece)
Aneel aprova projeto basico di Jirau (http://www.diariodaamazonia.com.br/canais.php?channel=Capital¬i=2867)
Hydroelectric dams on the Madeira river
(http://www.foei.org/en/get-involved/take-action/pdfs/RIO_MADEIRA.pdf)
Usinas do Rio Madeira: problema ou solacao?
Analisis de los Estudios de Impacto Ambiental del Complejo Hidroeléctrico del Rio Madera Hidrologia y Sedimentos
(http://www.bicusa.org/es/Article.10324.aspx)
IIRSA Madeira River Complex – Amazon Watch
(http://www.amazonwatch.org/amazon/BR/madeira/)
Impacto das hidrelétricas do Rio Madeira é monitorado
(http://www.rondoniagora.com/noticias/impacto-das-hidreletricas-do-rio-madeira-e-monitorado.htm)
Rio Madeira Vivo – International Rivers
(http://www.internationalrivers.org/en/node/1086/play)
BankTrack.org – dodgydeals – Rio Madeira dam project
(http://www.banktrack.org/show/dodgydeals/rio_madeira_dam_project)
Suez accelerates Jirau works and negotiates the exit of Camargo Correa
(http://www.bicusa.org/es/Article.aspx?id=11305)
Civil society demands suspension of Madeira Dams
(http://www.bicusa.org/en/Article.11286.aspx)
Présentation IIRSA
IIRSA: Integration custom-made for international markets
(http://americas.irc-online.org/am/3313)
IIRSA (Présentation)
(http://www.iirsa.org//Index.asp?CodIdioma=ESP)
Impacts au Brésil
Tragic History Repeats Itself on Brazil’s Madeira River
(http://www.huffingtonpost.com/paul-paz-y-mino/tragic-history-repeats-it_b_242869.html)
Impacts en Bolivie
A People Beyond the Riverbanks (http://www.amazonwatch.org/newsroom/view_news.php?id=1894)
Bolivie – le projet du complexe hyroélectrique du fleuve Madera
(http://www.mondialisation.ca/index.php?context=va&aid=6211)
Complexo Hidroelétrico do Rio Madeira : nâo passarà!
(http://bolivia.indymedia.org/node/11107)
Rio Madeira – Hydroelectric Dam will impact the Northern Bolivian Amazon
(http://www.bicusa.org/es/Article.aspx?id=11216)
Plus general
How green is the Latin America Left ? (http://upsidedown.org/main/content/view/1203/60/)
Thinking Left in Bolivia (http://thenation.com/doc/20090817/farthing)